Par : Jean-Yves Antoine
Il y a quelques semaines, le responsable de formation que je suis a été sollicité par un étudiant en Master Entrepreneuriat. En relation avec une entreprise dite innovante, il désirait que je diffuse auprès de mes étudiants un questionnaire sur leurs attentes en matière d’objets connectés. Vous savez, ces smartwatch qui vous permettent de suivre vos déplacements quotidiens, vos paramètres physiologiques et enregistrer sur le cloud ces informations pour votre confort. Ayant refusé poliment de donner suite à sa demande pour des raisons éthiques, un débat s’est amorcé sur la portée de ces dispositifs mobiles. Mon interlocuteur n’avait aucune notion d’éthique, qui semblait se rapprocher d’un jugement négatif sur les profits de sa future entreprise dans son esprit. Après quelques échanges la conclusion est tombée, cinglante : « oui je comprends vos réserves, mais je ne suis pas comme vous, je suis pour le progrès ».
Ah cher Progrès, que ne justifie-t-on en ton nom ! L’Etat, la société dans son ensemble, finance nos activités de recherche au motif que nous devons être moteurs d’innovation et de progrès techniques. Chercheurs en technologies langagières, nous travaillons ainsi sous une injonction permanente de contribuer au mouvement perpétuel du progrès. Nous nous en réclamons d’ailleurs le plus souvent. Mais nous interrogeons-nous sur ce qu’est le progrès ?
La question peut étonner tant progrès rime avec civilisation dans l’inconscient collectif. Pourtant, le concept de progrès n’est pas toujours allé de soi. Tout en développant un corpus scientifique conséquent, mais aussi une technologie trop ignorée, la Grèce antique n’associait pas une idée de progrès linéaire à sa recherche de connaissance : le monde grec apparaissait comme indépassable, simplement contraint par des limites religieuses qu’il convenait de ne pas enfreindre. Au Moyen-Age, Chine, Inde et Europe ont également développé un savoir technique de plus en plus poussé. En Europe, ces innovations étaient pourtant adoptées avec prudence, la société médiévale prenant le temps de jauger leur utilité globale. Refusant une notion de progrès utilitariste au profit du maintien d’un équilibre entre Terre et Ciel, la Chine laissa de son côté d’autres civilisations profiter de son inventivité technique. La Renaissance, pourtant avide de connaissance, ne changea rien à cette situation et un Louis XIV pouvait encore à l’aube du XVIII° siècle interdire tout simplement par décret la dissémination d’une nouvelle technologie menaçant l’équilibre du système corporatiste de l’Ancien Régime. Ainsi, en dépit d’un indéniable esprit d’innovation, ces siècles ne se vivaient pas comme participant à la grande marche d’une évolution humaine guidée par le progrès techniques.
A la suite de la révolution mécaniste amorcée par Descartes, ce n’est qu’avec les Lumières que le «Progrès » se construisit comme parfait symbole de l’action bénéfique humaine. Avec la révolution industrielle, il allait rapidement tenir lieu de gloire et phare de l’humanité. Presque deux siècles plus tard, le piédestal du progrès technique vacille quelque peu à l’aune du réchauffement climatique, mais cette construction intellectuelle reste solide. Notre jeune étudiant peut ainsi justifier sa démarche : le Progrès est le moteur perpétuel de l’évolution humaine, rien ne saurait le remettre en question.
Dans cette affaire, le progrès technique auquel nous participons comme chercheurs se pare de toutes les vertus : témoignage de l’esprit d’inventivité d’homo sapiens sapiens, il n’influe pas sur une civilisation humaine dont il n’est que le produit. On parle ainsi de neutralité de la technologie comme on parlerait de neutralité du net : lorsqu’une technologie pose souci, ce sont uniquement ses mésusages qui sont discutables.
Neutralité du progrès technique ? Voire… A l’heure où les émissions carbonées menacent la planète, j’aime à citer l’exemple du moteur à explosion, extrait du livre très éclairant de François Jarrige, Technocritiques (Jarrige, 2014). Devenu fiable au début du XX° siècle, le moteur à explosion permit l’apparition de véhicules individuels, mais aussi d’utilitaires robustes. Il est très éclairant d’observer comment cette innovation fut adoptée par les populations occidentales. L’adhésion pour le camion fut immédiate : d’une puissance de traction bien supérieure, il pouvait suppléer utilement au cheval dont la présence dans les villes posait par ailleurs des problèmes d’hygiène de plus en plus importants. A l’opposé, l’utilité de la voiture individuelle fut tout de suite questionnée. Face aux premiers accidents routiers, de multiples arrêtés ont été pris par des municipalités pour limiter la vitesse des automobiles, au grand dam de leurs promoteurs : le président de l’Automobile Club de France clame ainsi que « le progrès réclame des victimes » ! Les défenseurs de l’automobile caricaturent alors la position de leurs opposants en mettant en exergue une résistance passéiste au Progrès. Pourtant, ces critiques étaient justifiées dans la société de l’époque : la mobilité des populations était faible et assurée efficacement par le chemin de fer. La famille et les amis habitant dans un environnement proche, les congés payés n’existant pas encore, l’objet technique « automobile » n’était d’aucune utilité, à l’opposé de l’objet technique « camion », mu pourtant par le même dispositif thermique. De fait, l’automobile ne répondait qu’au désir d’autonomie individuelle de la société aisée des Années Folles, qui pesa de tout son poids pour une acclimatation sociale de cette nouvelle technologie. Ce ne sera qu’au tournant des années 1960 que la démocratisation de l’automobile sera acquise, avec les conséquences que l’on connait sur nos modes de vie quotidiens.
Ainsi, l’invention du moteur à explosion était une innovation technique qui avait une utilité tout de suite perçue par ses contemporains. Mais l’automobile individuelle par elle-même ne répondait pas aux besoins de la société de l’époque. Peut-on dès lors parler de progrès inéluctable à l’arrivée d’une Renault Type A en 1898 ? Je me permets d’en douter. On ne peut de même nier que les automobiles furent de tout temps utilisées pour ce à quoi elles sont été conçues (je ne parle pas ici des courses de Rallye-Cross avec 2CV démolies au milieu de champs boueux). La pollution automobile ne peut donc être considérée comme un mésusage du moteur à explosion. Non, simplement, la technologie automobile, comme toute technologie, n’est pas neutre. Et ses opposants s’interrogeaient simplement sur le sens du progrès, en se demandant quelles technologies étaient vraiment bénéfiques en termes de bien-être. Est-ce là une attitude passéiste que de prendre le temps d’une telle réflexion ? En tous cas, nous sommes loin ici de notre jeune étudiant obéissant à la loi supérieure du Progrès. Ce qui ne veut pas dire que nous le refusons…
Que peut enseigner ce retour historique sur nos activités de chercheurs en TALN ? Comme Louis Renault, nous sommes des créateurs de nouvelles technologies. Comme lui, nous participons à la marche d’un progrès technique qui est questionnable de par ses impacts. Les technologies numériques telles que le TALN revêtent une dimension virtuelle qui les rend plus propres, plus acceptables a priori aux yeux du public. Pourtant, leur impact n’en est pas moins réel. Il peut même être physique ! Pour le montrer, je vais prendre un exemple que j’aime beaucoup car il est inattendu mais parfaitement documenté. Il s’agit de l’utilisation des technologies vocales par les préparateurs de commande des grands centres logistiques tels que ceux d’Amazon. Afin de permettre un travail mains libres, les préparateurs de commande sont guidés dans leur mission grâce à un dialogue oral homme-machine : dès qu’un produit a été récupéré, le système de dialogue envoie immédiatement une commande vocale guidant le préparateur vers un nouveau produit commandé. Ce mode de gestion entraîne une densification du travail intéressante en termes de productivité. Il se trouve que l’Institut National de Recherche et Sécurité a monté que ce mode de gestion du travail par une technologie langagière peut entraîner une augmentation des lombalgies ou des troubles musculo-squelettiques de par la surcharge de travail qu’elle induit (INRS 2009). Voilà un bel exemple à mes yeux : l’utilisation d’une commande vocale à la place d’une bête fiche papier de mission est-elle vraiment un progrès portant la marque du génie humain ? Le choix d’une augmentation de la productivité au mépris de la santé de l’employé n’est-il pas plutôt un exemple de choix sociétal permis par le progrès technique ?
Cet exemple peut paraître isolé, caricatural du point de vue du TALN. Il n’en est rien. De nombreuses études en sociologie du travail ont montré que l’automatisation des tâches permises par les machines, puis les robots automates ont successivement profondément changé les conditions de travail tout d’abord des ouvriers et artisans, puis des professions intermédiaires (cols blancs). Les technologies numériques intelligentes, parmi lesquelles se trouvent le TALN, s’intéressent désormais à des activités complexes relevant de professions intellectuelles supérieures : les analystes financiers sont désormais remplacés par des algorithmes, de même que Google lance des «Google Award for Computational Journalism» où les technologies langagières vont suppléer au travail d’investigation du journalisme ? Au vu de ces exemples, l’impact de nos recherches ne peut être nié…
Dès lors quelle attitude pour le chercheur en traitement automatique des langues, mais aussi le citoyen intéressé par l’émergence des technologies langagières dans un contexte big data ? Doit-on refuser tout progrès technique ? Doit-on devenir schizophrène et créer de nouveaux systèmes tout en étant persuadés de leurs effets néfastes ? La question n’est jamais facile à trancher, mais avoir un regard lucide sur nos activités serait déjà utile : ne pas penser que le progrès technique est un Moloch aveugle auquel on doit se plier, se dire que chaque innovation est l’occasion d’un choix de société qui nous permet de réfléchir au sens de nos actions et aux priorités que l’on se donne dans nos modes de vie. Et lorsque des choix ont été faits, consciemment ou non, par la société, être toujours aux aguets sur leurs conséquences éventuellement néfastes.
Ma grand-mère pensait que les systèmes de dialogue homme-machine que je concevais allaient mettre des employés au chômage. Si elle savait qu’en plus, ces derniers iraient chercher leurs allocations avec une lombalgie…
Pour aller plus loin
INRS (2009) Fiche pratique de sécurité ED 135. Préparation de commande guidée par reconnaissance vocale.
JARRIGE F. (2014) Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences. La Découverte.
Merci pour cette invitation à la réflexion de fond.
A propos de l’exemple, à présent moins « inattendu » (émission Cash Investigation de septembre 2017 à propos de Lidl) « mais (toujours) parfaitement documenté » des préparateurs de commande, références à ajouter :
1 – « Le nez dans le micro ». Répercussions du travail sous commande vocale dans les entrepôts de la grande distribution alimentaire
David Gaborieau, https://nrt.revues.org/240 ;
2 – L’enquête exploratoire du Dr Philippe Davezies « Enjeux de santé liés à l’utilisation de la commande vocale sur les plates-formes logistiques », décembre 2008 et
3 – son article récent « La commande vocale, machine à casser les salariés », 29/09/2017, https://www.alternatives-economiques.fr/commande-vocale-machine-a-casser-salaries/00080734.
De fait, la référence à l’INRS que je citais sur les préparateurs de commande a été rédigée sous la direction de Virginie GOVAERE qui a étudier cet impact de la commande vocale sur le long terme. C’est elle qui est interrogée (rapidement) dans l’émission Cash Investigation. Je ne connaissais pas le travail parallèle de David Gaborieau, qui corrobore les conclusions de Virginie, avec qui je me suis mis à travailler depuis la publication de ce post. Merci pour cette référence (j’ai du retard sur mes lectures dans Alternatives Economiques)